Le bonheur est dans la ville

Publié le par Yves LEMESLE

a-bicyclette.jpg"Vous êtes le troisième depuis ce matin" m'annonça gaiement le garagiste. "D'ailleurs, j'en ai déjà eu quatre hier et encore six avant hier. C'est une véritable épidémie de voiture folle…". Comme il était amusant et comme il m'agaçait. J'étais tranquillement arrêté au feu quand une voiture m'avait percutée par derrière, m'obligeant à me rendre chez cet imbécile heureux. Une Peugeot 207 toute neuve. J'en étais malade. Ils allaient bien se moquer de moi au journal. Justement, là bas c'était l'effervescence. Dix autres journalistes avaient eu ce matin là leur véhicule endommagé dans un accrochage similaire au mien. Soit qu'ils aient été victimes d'un conducteur distrait, soit que leur propre distraction ait provoquée la rencontre inopinée de deux véhicules. Une enquête rapide auprès des services compétents démontra qu'une véritable malédiction s'était abattue sur notre cité. Chaque voiture arrêtée à un feu rouge ou à un stop semblait immédiatement devenir invisible et était immanquablement percutée par l'arrière. Dès le lendemain, le journal publia un article sur cet étrange fléau. Le diagnostic était simple : cent trente six accidents ayant entraîné douze blessés légers au cours des trois jours précédents. Les plus hautes autorités de la ville interrogées par nos soins n'avaient pas d'explications. Le curé évoqua bien une vengeance divine (un paroissien indélicat et passablement éméché s'était récemment soulagé sur le portail de la cathédrale) mais il ne put apporter aucune preuve à l'appui de ses allégations. Les services de la voirie nièrent vigoureusement toute implication dans la dégradation des conditions de circulation. Quant aux tenanciers de débits de boissons, ils affirmèrent que la fréquentation de leurs établissements n'ayant pas connu  d'inflation spectaculaire au cours de ces derniers jours, ils ne peuvaient être tenus pour responsables de la maladresse de leurs concitoyens, ce que confirma d'ailleurs le chef de la police. L'article du journal constatait l'augmentation quotidienne du nombre d'accident sans pouvoir donner d'explications rationnelles. Les habitants étaient simplement appelés à faire preuve de patience et de prudence pendant quelques jours "en attendant que les choses se calment d'elles mêmes".
Etait-ce le titre volontairement racoleur de l'article : "Terreur au feu rouge !" ou bien l'absence totale d'explications ? Toujours est il qu'au cours des jours qui suivent, l'énervement puis la panique s'emparèrent des automobilistes. Puisque le respect d'un feu ou d'un stop génèrait systématiquement un choc violent, certains d'entre eux pensèrent résoudre le problème en s'affranchissant de cette règle pourtant rendue obligatoire par le code de la route. Malheureusement le remède fut pire que le mal. Les accidents survinrent dès lors partout y compris au milieu des carrefours. Les piétons qui avaient jusque là contemplé les dégâts d'un œil goguenard commencèrent à trouver cela beaucoup moins drôle depuis que certains conducteurs avaient  décidé de se mettre à l'abri en empruntant le trottoir. Le nombre d'accidents devint très rapidement effrayant. Les services de secours étaient débordés. Les carcasses de voitures s'entassaient dans les rues. Les sirènes dispensaient sans discontinuer leur musique lancinante. Pompiers et urgentistes ne savaient plus où donner de la tête. Constamment sur la brèche, ils ne pouvaient plus faire face à la demande, d'autant plus qu'étant donné l'anarchie ambiante ils étaient eux-même victimes de nombreux accidents. Des témoins prétendirent même avoir vu des policiers dont la voiture avait été renversée par un camion de pompiers, s'en prendre physiquement à ceux-ci. D'ailleurs, maintenant, les accidents dégénèraient presque systématiquement en rixes violentes. Cette agressivité entraîna une autre conséquence imprévue. En effet, les hôpitaux, déjà saturés de conducteurs contusionnés plus ou moins gravement, virent affluer les victimes de bagarres de rue.  Plus personne n'épargnait personne. L'homme frappait la femme, la femme frappait l'enfant, l'enfant frappait le nourrisson… Nos concitoyens avaient perdu la raison. La gravité de la situation exigeait des mesures énergiques. Le Maire de la ville, hospitalisé suite à un échange de coups avec un chauffeur de bus ne pouvait plus exercer ses fonctions dans l'immédiat. Le préfet, avec un dévouement qui l'honora prit alors les choses en mains et affirma devant les caméras de télévision (après avoir pris le temps d'enfiler son joli costume gris, celui que Madame la Préfète lui avait offert pour leur anniversaire de mariage) :"J'ai pris la décision d'interdire à compter de ce jour sur le territoire de la commune la circulation de tout véhicule à propulsion motorisée pour une durée illimitée". Cette mesure qui en d'autres temps aurait provoqué une révolution fut d'autant mieux accueillie par la population que de toute façon il ne restait plus guère de véhicules en état de circuler ni de conducteurs valides pour les conduire. Seul Me LONGO le notaire fut mécontent car il estimait que sa fonction lui interdisait de circuler autrement qu'en automobile. Le chef de la police résolut rapidement ce menu problème en ouvrant toutes grandes les portes de la prison au petit scribouillard. Les quelques irréductibles furent mis au pas sans ménagement par la police montée. Le calme revint vite. Pour permettre à la population de se déplacer le ministère des transports fit livrer gratuitement (initiative remarquable de la part d'un gouvernement libéral) des milliers de vélos. Voici donc nos concitoyens contraints de se déplacer à la force du jarret. Passé l'effet de surprise, les habitants ressortirent de chez eux dans une ville dévastée. Ils se hasardèrent prudemment dans les rues adjacentes. Les plus hardis enfourchèrent une bicyclette pour visiter les quartiers voisins voire même, pour ceux que tentait l'aventure, toute la ville. Grâce au remarquable travail des équipes de la fourrière et de leurs carrioles tirées par les chevaux du haras voisin, la ville retrouva rapidement son aspect normal, enfin plutôt son aspect d'avant l'invention de l'automobile. J'avais moi même ressorti ma vieille bicyclette qui n'avait plus servi depuis de nombreuses années. Au cours de mes allers retours entre le journal et la maison je fus frappé d'entendre le chant des oiseaux. Avaient ils quitté la ville et y étaient ils revenus après le départ des voitures ?  Etaient ils restés mais le bruit de la circulation couvrait-il leurs chants ? Je l'ignorais mais pour la première fois depuis longtemps je ressentis une émotion enfantine à l'écoute du son cristallin. Le regard intrigué des passants montrait bien que je n'étais pas le seul à éprouver cette joie. Un matin, en sortant de la boulangerie, je croisai mon voisin de palier. "Bonjour Monsieur HINAULT" me lanca t'il gaiement. Je failli trébucher de surprise. Monsieur POULIDOR m'avait toujours soigneusement évité et ne m'avait jamais dit bonjour. Et voilà qu'il me saluait. "Euh Euh bonjour Monsieur…". Ma réponse ne dut pas lui paraître enthousiaste ni spontanée mais il n'en laissa rien paraître, me gratifiant même d'un sourire indulgent. J'allais d'ailleurs de surprise en surprise. A la supérette, j'avais à peine pris ma place dans la file d'attente que la vieille dame qui me précèdait, une habituée de l'endroit que je connaissais pour être une insupportable mégère, me laissa passer devant elle "allez y" me dit-elle, "mon cabas est plein alors que vous n'avez qu'un article, je ne vais quand même pas vous faire attendre". Allons bon, qu'est ce qui lui prenait à la vieille ! "Euh euh merci … euh Madame euh ..". Vous devez penser que pour un journaliste mon expression orale n'était pas très reluisante. Mais mettez vous à ma place. Un ours venait à peine de me saluer poliment qu'une vipère me cèdait le passage. Que se passait t'il encore dans cette ville ? Il se passait en fait une chose extrêmement simple. Débarrassés de leurs voitures, délestés de l'agressivité, de l'égoïsme et du stress liés à leur condition d'automobilistes, les citadins redécouvraient le bonheur des bonnes relations de voisinage. Tout un chacun se mit à parler à toute une chacune. Plus personne ne pouvant se déplacer rapidement, il en résultait que plus personne n'était pressé. La vie en ville était comme une rivière qui après une longue et violente crue aurait sagement regagné son lit. Les habitants se rendaient spontanément services. Les visages fermés d'antan s'ouvraient sur des sourires généreux. Moi même je me sentais d'humeur guillerette et printanière. Je me surpris à suivre à vélo une jeune demoiselle aux mollets fort appétissants et à la jupe volage. Diantre. Quelle agréable cure de jouvence. Et toute une population d'ordinaire triste et aigri apprivoisait les joies les plus simples et le bonheur de vivre. Il n'était plus rare désormais de voir au milieu des rues désertées par les automobiles, de grandes tablées d'habitants d'un même immeuble ayant décidé de partager leur repas. Chacun amènait un plat de son pays d'origine et le partageait avec autrui. La curiosité pour l'autre remplaçait la méfiance et la crainte d'autrefois. Un observateur extérieur aurait pu dire que le bonheur était dans la ville. Le fait est que mes concitoyens étaient maintenant devenus d'excellents marcheurs, des cyclistes émérites, des voisins attentionnés et ce qui ne gâchait rien, d'agréables commensaux. Nageant dans une telle félicité, vous comprenez bien que lorsque le préfet, dans un moment d'aberration incompréhensible, décida de lever l'interdiction de circuler en automobile, ce fut une formidable levée de boucliers. Les habitants descendirent par milliers dans les rues manifester leur opposition à une mesure qualifiée de rétrograde et réactionnaire. Le préfet n'opposa pas bien longtemps de résistance. Il affirma que sa déclaration avait été mal comprise et que jamais il n'avait voulu renvoyer la cité dans sa nuit abhorrée.  Le maire, enfin sorti de l'hôpital, pris d'ailleurs la décision de transformer le parking souterrain en piscine municipale. La population unanime applaudi cette décision. Un seul être ne partagea pas cette joie collective. Vous l'avez bien sur deviné, c'était Me LONGO, le notaire. Déçu de ne plus pouvoir plastronner au volant de son 4 x 4, vexé du manque de reconnaissance de la cité, le tabellion décida de quitter la ville pour monter à PARIS où ses incommensurables talents ne manqueraient pas d'être reconnus, du moins le pensait t-il. Cela n'était pas bien grave car de toute façon il n'aimait personne et personne ne l'aimait. De plus, dans cette ville sans moteur, les notables étaient désormais, juste retour des choses, le cordonnier et le réparateur de vélo.

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article